“L’entytà maffiosa”. Une histoire drôle.

di Andrea Raos

a Laura P., appena nata, già sciacquata in Arno.

(Cette histoire drôle se déroulait il y a bien longtemps:)

Certains États étrangers refusaient même d’utiliser le nom officiel, Ytalya, et persistaient à l’appeler “l’entyté maffieuse”, tout simplement, comme pour en nier l’existence. Ils appuyaient bien fort sur chaque syllabe en prononçant, jusqu’à ce que ça siffle comme un serpent furieux, piegé dans la nasse du chasseur. Le fait même que la “démocratie” dite “Ytalya” existât était pour eux – des démocraties achevées, parfaites en vertu du fait même qu’elles étaient conscientes de leur imperfection – une “catastrophe”. Ils se drapaient de bons sentiments vis-à-vis d’une poignée de damnés, de pouilleux, qui à la naissance de cet État avaient été dépossedés de leurs terres et jetés pourrir dans des no man’s land aux conditions de vie innomables. Ils réfusaient d’admettre que ces culs-terreux, ils étaient les premiers à les mépriser, les haïr, les ignorer (quitte à en faire un drapeau, le cas échéant, en les transformant en l’objet d’une instrumentalisation politique des plus abjectes).

Mais d’autre part:

Il était sous les yeux de tous que la “maffia” était le vrai moteur du Pays-Ytalya, qu’elle le gouvernait et pensait pour lui. Par ailleurs, dans certaines régions elle avait même été démocratiquement élue; l’opposition y vivotait entre rêves de gloire et d’interminables luttes intestines.

Drôle de pays, soupirait-on à l’étranger, dans les milieux les mieux informés.

Drôle de pays, analysait-on dans les cercles intellectuels, où l’illégalité est la vraie valeur fondatrice de l’État et où, pourtant, les rares oppositeurs ne s’engagent pas dans une simple dénonciation intégrale, 24 heures sur 24, de l’intolérable scandale qu’est, au fond, leur propre existence, et persistent malgré tout à se disperdre dans des actions d’une évidente inutilité telles que l’écriture de romans, de poèmes (“expérimentaux”, certes, axés sur le renversement des valeurs fondatrices de la société) et autres fictions non immédiatement finalisées à l’action directe.

C’était là la preuve de leur FASCISME foncier, savait-on chez les critiques littéraires détachés auprès de la presse de tous les régimes, chez les cultureux casés dans une fac quelconque, en pré-retraite mentale dès l’âge de trente ans, chez les balbutiants (“opposition frontale!”) aux frais du contribuable, chez ceux, en somme, pour qui la vie des hommes n’est qu’un volet des ÉTERNELS DISCOURS sur la politique internationale (le must de tout dinner party qui se respecte), et la politique à peine une branche mineure de l’Arbre des Lettres (lors des apéritifs dînatoires les plus select). Des gens comme vous et moi.

Les oppositeurs émigraient parfois. S’éloignaient de l’Ytalya, se réfugiaient, légers, heureux, dans des Pays voisins et bien plus civilisées; il y avait beaucoup de dinner parties, là-bas aussi. Quel n’était leur étonnement au début, comment décrire leur déception, leur amertume ensuite, lorsqu’ils constataient que le mépris à peine voilé qui entourait leur Pays leur était destiné aussi.

Ils étaient différents, mais comment l’expliquer? En combien de mots se dire, lorsqu’on on n’a que trente secondes à disposition entre un petit four et l’autre, ou vingt minutes à peine pour son exposé face au public distrait d’un jeudi soir de pluie? Ils se voyaient donc repoussés malgré eux dans les retranchements d’une identité nationale, une étiquette quelconque. “Tous maffieux, n’est-ce pas? Tous issus de la maudite entyté! Tous complices!”. La face noire de ce même fantasme identitaire qui les poursuivait depuis leur naissance. Et tout ça t’était dit avec le sourire entendu de celui qui te fait l’honneur de t’admettre à la table des Justes.

Ils constataient la pauvreté intellectuelle, l’absence de capacité d’auto-analyse, de ceux qui étaient censés les sauver de leur ruine. Ils découvraient que le problème concret auquel ils s’étaient confrontés jusque là – l’abnorme et incessante présence, dans leur vie, de “l’entyté maffieuse” qui les avait vus naître – n’était qu’un drap jeté pour couvrir, et avec quelle maladresse!, une question bien plus sérieuse, plus radicale encore: pourquoi être dans ce monde, et comment? À combien de bonne conscience aurait-il fallu rénoncer, à quelle lucidité sans faille (à quel désespoir intégral et serein, donc) serait destiné celui qui, issu de n’importe quel Pays, choisirait de toujours porter sur lui le scandale de sa non-appartenance?

(De toute façon tu sais, en Occident, jamais personne ne t’admettra nulle part; jamais un Occidental ne renoncera à être ce qu’il est, c’est-à-dire le centre du monde, n’est-ce pas, avec toute l’arrogance intellectuelle qui est à la base du droit arrogé à la fois de bombarder, écraser, affamer, et d’être la conscience critique de ces mêmes actes; jamais tu ne seras rien de plus que le faire-valoir, la preuve supplémentaire de leur intégrisme éclairé: le maffieux “gentil” qui comprend de quoi on parle quand, en sa présence, on discute de lui, de ses amis, de son enfance, de son (non-)futur.)

Mais ce n’était toujours pas suffisant: la non-appartenance elle-même était un leurre, un déni primaire des processus historiques et des complexités du champs politique. Le drame étant, au fond, qu’il fallait vivre malgré tout. Que – the age demanded! – il fallait être Ytalyen, partie intégrante de cette omniprésente “entyté”.

Et là, deux voies s’ouvraient:

Certains restaient à l’étranger. Ils s’intégraient peu à peu, apprenaient la nouvelle langue, oubliaient, métissaient la leur, développaient les anti-corps à la pensée unique (aux certitudes de droite comme de gauche, au racisme des bons sentiments) que seuls les vrais exilés – et ils sont rares – peuvent avoir. Ils se condamnaient à ne se comprendre qu’entre eux-mêmes, et encore – du moins de leur vivant. Ils en étaient fiers, et ils avaient raison de l’être. Ils écrivaient des livres minoritaires, exploraient des pistes inattendues, n’écrivaient pas une seule phrase comme il faut. Ou alors ils s’adonnaient à la plus fervente des parataxes, à la crise de rage, au pamphlet. Soit ils ne parlaient pas de “ça”, soit ils ne parlaient que de “ça”. En Ytalya, chez les opposants de l’intérieur à l’“entyté maffieuse”, on les respectait sans vraiment les lire (mais c’est déjà quelque chose, le respect, n’est-ce pas, c’est être une “entyté”, déjà).

D’autres retournaient dans leur Pays. Le double chantage de l’identité nationale et de l’appartenance au “corps” intellectuel avait agi très en profondeur sur leurs esprits. L’affirmation et le déni du “devoir être”, du sentiment de devoir se figer en relation à une attitude à avoir vis-à-vis d’une question concrète, présente jusqu’à l’obsession, co-habitaient chez eux dans une identité duelle, une normalité schizophrène, une fragilité de tous les jours. Cela allait s’ajouter au rapport normalement conflictuel avec le monde que toute écriture apporte, toute écriture étant à la base un conflit avec elle-même, avec la syntaxe en tant que pouvoir: pouvoir écrire, pouvoir dire. Être dans une attitude contradictoire vis-à-vis de la nécessité de toujours contredire la contradiction: telle était, en bref, leur tâche quotidienne. Pas des plus reposantes, il faut bien l’admettre.

Certains d’entre eux avaient du succès. “Ça se vend, mes griboullis!”. Le piège mondain – la tenaille du monde – se refermait sur eux. Leurs livres se ressemblaient de plus en plus, tout y devenait subtil à l’infini: un détail par-ci, une virgule par-là. La tentation du drame bourgeois, de l’allégorie aux échos lourdement métaphysiques, du polar, devenait toujours plus forte. Ils se disaient: “Serait-ce donc la normalité de la création, voire le baiser glacial de la Norme, qui abritent la possibilité, pour un artiste, d’échapper au devoir imposé du face-à-face avec une identité nationale née comme cendre, come ruine, comme crime? Pourquoi nous? Pourquoi moi?” Or, leur œuvre étant de ce fait, et de plus en plus, et frontalement, monolytique et muette, c’est là que naissait, et demeure toujours, la nécessité impérieuse pour quiconque de les écouter. Car le silence de leurs milliers de pages avait les relents, pour une fois et pour toujours, du déni absolu. C’était le froid interstellaire d’un art qui, à force de répéter ses présupposés idéologiques, finit par ne plus les dire, par les rendre inaudibles, submergés – quel paradoxe! – par la petite friture (comme une “petite musique”) de la salive lors de leur émission sonore. En bouillie le carcan des loups du Verbe descendus des montagnes par meutes ainsi que les coulées de lave de la haine pour l’autre qu’ils avaient – eux aussi, nous aussi – en leur cœur.

Les écouter lire leurs pages, c’était écouter les bruits infinitesimaux produits par un Mur qui, au fur et à mesure que l’argent et la cécité des hommes le rendaient plus haut et plus fort, se fissurait comme du sable séché.

Leur Mur de merde, pas le nôtre, qui ce matin encore, au contraire, nous enchantait avec ses sonorités d’arbre creux et ses transparences de diamant.

***

[Mentre scrivevo, di continuo rileggevo questo.]

2 COMMENTS

  1. Lettera a un amico,

    Questo lungo brano scritto nella mia lingua mi ha commossa, perché tocca alla ferita dell’esilio. Cio che tu scrivi è giusto, come un cucito.
    Pensare all’esilio, pensare nella mia mente all’umiliazione sentiti dagli Spagnoli fuggendo il fraquisme, incontrando lo sguardo sprezzante della terra “d’accoglienza”.
    Ho scoperto questo paese immaginario l’Ytalia grazia a te. eri un collega riservato, alla conversazione intelligente, che faceva dimentica la noia della scuola.
    Ho avuto la voglia di conoscere la lingua e di ascoltare il murmuro d’Ytalia attraverso poesia, canzone, romanzo e ho visto una terra luminosa, sorella della terra nativa.
    Condannare un paese a causa di un diffeto è cattivo.
    In fondo non importa il paese, è il tuo sorriso d’amicizia, la tua anima che importa, la tua voce che fa parlare la mia lingua con magia, il tuo talento che fa piangere gli alberi al cuore di diamante e fare vivere una bella giornata d’inverno.

  2. ‘pourquoi être dans ce monde, et comment? À combien de bonne conscience aurait-il fallu rénoncer, à quelle lucidité sans faille (à quel désespoir intégral et serein, donc) serait destiné celui qui, issu de n’importe quel Pays, choisirait de toujours porter sur lui le scandale de sa non-appartenance?’

    Ciobenotti, ma abbiamo letto? Ma ci rendiamo conto di cosa *significa*?
    Sarebbe un peccato se questo testo straordinario non ricevesse l’attenzione che merita.

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andrea raos ha pubblicato discendere il fiume calmo, nel quinto quaderno italiano (milano, crocetti, 1996, a c. di franco buffoni), aspettami, dice. poesie 1992-2002 (roma, pieraldo, 2003), luna velata (marsiglia, cipM – les comptoirs de la nouvelle b.s., 2003), le api migratori (salerno, oèdipus – collana liquid, 2007), AAVV, prosa in prosa (firenze, le lettere, 2009), AAVV, la fisica delle cose. dieci riscritture da lucrezio (roma, giulio perrone editore, 2010), i cani dello chott el-jerid (milano, arcipelago, 2010) e le avventure dell'allegro leprotto e altre storie inospitali (osimo - an, arcipelago itaca, 2017). è presente nel volume àkusma. forme della poesia contemporanea (metauro, 2000). ha curato le antologie chijô no utagoe – il coro temporaneo (tokyo, shichôsha, 2001) e contemporary italian poetry (freeverse editions, 2013). con andrea inglese ha curato le antologie azioni poetiche. nouveaux poètes italiens, in «action poétique», (sett. 2004) e le macchine liriche. sei poeti francesi della contemporaneità, in «nuovi argomenti» (ott.-dic. 2005). sue poesie sono apparse in traduzione francese sulle riviste «le cahier du réfuge» (2002), «if» (2003), «action poétique» (2005), «exit» (2005) e "nioques" (2015); altre, in traduzioni inglese, in "the new review of literature" (vol. 5 no. 2 / spring 2008), "aufgabe" (no. 7, 2008), poetry international, free verse e la rubrica "in translation" della rivista "brooklyn rail". in volume ha tradotto joe ross, strati (con marco giovenale, la camera verde, 2007), ryoko sekiguchi, apparizione (la camera verde, 2009), giuliano mesa (con eric suchere, action poetique, 2010), stephen rodefer, dormendo con la luce accesa (nazione indiana / murene, 2010) e charles reznikoff, olocausto (benway series, 2014). in rivista ha tradotto, tra gli altri, yoshioka minoru, gherasim luca, liliane giraudon, valere novarina, danielle collobert, nanni balestrini, kathleen fraser, robert lax, peter gizzi, bob perelman, antoine volodine, franco fortini e murasaki shikibu.